dimanche, 1 juin 2014

De Ker à Cro

par Bibou ou bibcro

Trois jours que je suis censé partir le lendemain : avis de tempête, prévision d’accalmie, fin du quota de pêche... le capitaine de l’île Bourbon nous a quand même tenu au courant au jour le jour des changements de programmes. Au matin depuis la flottille où une bonne partie de la base se remet doucement de sa soirée à Totoche, j’embarque en Zodiac sur un bateau de 50 m. Je monte à bord par l’échelle de coupée là où l’on embarque aussi la légine et le grenadier (des poissons). L’odeur du poisson prend au nez, la houle de face met l’estomac à vide, monter à la passerelle pour saluer le commandant est un jeu d’équilibriste. Heureusement en sortant de la baie, la houle et le vent nous poussent vers Crozet. Nous quittons par le sud l’île de la Désolation qui retient au dessus d’elle les nuages ; les oiseaux marins suivent le sillon du bateau, pensant encore pouvoir grappiller quelques poissons qui leur permettront de nourrir leurs progénitures.

Non, rassurez vous, je ne pars pas en manip « pêche à la légine » poisson des profondeurs de l’océan austral. Il ne s’agit pas, non plus, d’un rapatriement sanitaire ! Avant de signer mon contrat, on m’avait prévenu : si un de mes confrères ou consoeurs des îles australes venait à manquer sur son district, je suis le remplaçant désigné. Un accident au médecin de la base n’était pas arrivé depuis 10 ans ; la "bibette" a pris le premier bateau pour assurer le suivi sanitaire sur le district d’Amsterdam. Rentrant de Manip, j’apprends donc l’accident du médecin de Crozet, rien de grave, mais fonctionnellement c’est un peu embêtant et une opération est nécessaire. Sans urgence et le temps que l’île Bourbon ait fini sa pêche, je me prépare donc à déménager. A Kerguelen, on m’envie presque de pouvoir faire deux districts ! C’est vrai, c’est une chance : en plus de changer de cadre, c’est un nouveau « statut » au sein de la base, dans une nouvelle mission. Mais aussi, je suis seul médecin sur base sans Jacques, le bib de Ker, avec cependant une équipe d'aides médicaux déjà formés.

La zone de pêche des palangriers est le plateau sous-marin de Kerguelen au sud-est de l’Archipel. La nuit, afin de respecter le sommeil des oiseaux marins, ces pêcheurs lancent des kilomètres de lignes et d’hameçons qu’ils accrochent à des kilos de maquereaux. A la poupe, pour protéger les Albatros des hameçons, des rubans de cordes suivent le sillage, les dissuadant d’approcher. Les palangres sont lestées de poids pour atteindre des profondeurs de plus de 300 m (répartition bathymétrique 200-2000m, les éléphants de mer qui plongent jusqu’à 1500m doivent en faire leur menu) et sont balisées. Quand de la bordée, les marins les remontent, les orques qui ne plongent pas si profond et sûrement quelques otaries, se servent un peu au passage et se régalent comme les Chinois, Japonais et Américains de ce poisson à la chair blanche.

Après 3 mois de mer, les marins sont habitués au ressaut du bateau ; ils savent s’agripper dans les coursives, pêcher le poisson, le tailler, le conditionner dans l’usine du bateau sans voir le jour, puisqu’ils travaillent la nuit ! Bruce, le peintre de Kerguelen, m’avait prévenu à peu près en ces termes : « je te plains, le trajet sera coton avec le vent de face dans une coquille de noix ». Il ne m’avait pas parlé des activités proposées : à la passerelle les embruns nettoient les carreaux, la ligne d’horizon oscille ; dimanche soir l’équipage se retrouve pour un tournoi de poker au carré des officiers et le clou des attractions ce sont des "montagnes russes" jour et nuit. Après trois jours de mer plus ou moins calme, la base Alfred Faure est en vue ; à 8 heures le Zodiac est mis à l’eau ; le second capitaine m’emmène en baie du Marin, en contrebas de la base. La relève médicale se fait, au milieu des manchots royaux, avec Pauline la médecin de bord du Marion Dufresne, ici depuis 10 jours pour faire la transition. Je donne mon passeport au Discro, tout est en règle. Je refais avec lui un petit tour de la base que j’avais déjà arpentée en décembre. Il me faut maintenant changer le suffixe ou le préfixe des mots : CRO et non plus KER. J’enlève ainsi une partie de mon surnom et deviens "bibcro remplaçant", travail que je n’aurai pas besoin de déclarer à l’URSSAF !

crédits photos Benjamin Autric